J’avais environ 15 ans. Je n’étais peut-être pas encore une adulte, mais je n’étais plus une enfant. L’heure de l'initiation avait sonné. Point de rite ni de cérémonie. En une phrase laconique ma mère me révéla la teneur de la mission qui m’incombait : être l’aînée, la “yaya”, cela ne désignait pas simplement mon rang au sein de la fratrie. “Tu sais, si tu réussis ta vie et que tes frères et sœurs ratent la leur, tu seras responsable”. Je n’ai pas immédiatement saisi la portée de cette mise en garde maternelle. Dans mon esprit, ces mots ont tout d’abord fait écho au sermon de mon père lors de mon entrée au collège. J’avais l’obligation d’exceller à l’école, moi, jeune fille d’origine africaine. Car l’école de la République portait en elle la promesse d’un avenir radieux pour les meilleurs de ses enfants, sans distinction de race ou de religion. Lui, l’immigré congolais devenu avocat en France, diplômé des facultés de droit les plus prestigieuses de Paris, était bien placé pour le savoir. S’agissait-il alors d’un simple devoir d’exemplarité ?
Informée du moindre écart de comportement de mes cadets, je fus chargée de leur rappeler la ligne de conduite définie en haut lieu et de leur adresser au passage des réprimandes bien senties. Le contrecoup de cette position, privilégiée en apparence, fut rude à encaisser. Au plus fort de sa crise d’adolescence, Alice, deuxième de la fratrie au caractère bien trempé, me réservait ses piques les plus cinglantes. Je fus systématiquement exhortée à lui pardonner ses fautes au motif qu’elle ignorait ce qu’elle faisait. Toujours est-il que moi, je me savais profondément blessée.
Quelques années plus tard, lorsque le cabinet de notre père fit l’objet d’une liquidation judiciaire, j’eus l’obligation de porter assistance au reste de la famille. Du financement des sorties entre copains aux frais de scolarité, les créances étaient multiples dans leur nature. Pierre, mi-sarthois mi-normand de son état, accepta un temps la situation sans broncher, par amour pour moi, sûrement, se sentant redevable, c’est certain. Ma famille ne l’avait-elle pas accueilli à bras ouverts tandis que ses parents se déchiraient sur fond de liaison adultérine et d’enfant illégitime ? Sans compter le poste de juriste qui lui fut confié au sein du cabinet, le sortant du marasme dans lequel il s’était enfoncé après la mort de Victor. Un nouveau départ, une foi renouvelée dans la vie pour l’un, une monnaie d’échange pour les autres. Ce grand geste valait bien que l’on fasse fi des salaires qui rapidement cessèrent d’être versés, du crédit à la consommation souscrit en conséquence, sur injonction de ma mère, dans des conditions plus que douteuses grâce à “Papa Moussa”, courtier autoproclamé de Château Rouge, de l’intégralité de notre épargne versée en vain pour éponger une dette fiscale bien trop importante ou encore des appels intempestifs et autres sollicitations en vue d’obtenir l’envoi d’un énième mandat cash. Argument imparable de la matriarche pour tuer dans l'œuf toute discussion que je peinais à amorcer sur la situation : “l’argent ça part et ça vient”. J’ai souvent pensé qu’avec ma famille, il partait plus qu’il ne venait. La faute à un biais culturel qui consiste à accorder une importance cruciale au regard de la communauté. Chez nous, le respect ne se gagne pas mais s’achète.
Un dimanche soir, un déménageur se présenta soudainement chez moi dans le but de décharger deux camions de meubles et d'effets personnels dont plusieurs manteaux de fourrure et autres articles de luxe. Mes parents n’avaient pas jugé bon de nous informer en amont de leur expulsion imminente de la grande maison familiale - je découvris par hasard que contrairement à ce qu’ils affirmaient en société, ils n’en étaient pas propriétaires et avaient accumulé une dette locative à six chiffres. Leur plan était bien ficelé depuis le départ : “leur fille aînée était là”. Leur fille aînée bien enceinte au passage, mais aussi son mari et leurs deux enfants à charge. J’ai longtemps espéré que quitus me serait enfin donné lorsque je fonderais à mon tour mon foyer. L’homme n’est-il pas censé quitter son père et sa mère ?
De prime abord, l’affaire est simple. Privilégier la famille que je construis face à ma famille d’origine en refusant une cohabitation, forcée au demeurant, ne fait pas de moi une criminelle. Cependant, trois ans après mon exclusion du clan, je demeure hantée par les hurlements de ma mère, ses cris de rage et de désespoir, me reprochant de renier ma nature, de vouloir “faire comme les Blancs". Ce n’était pas la première fois que le grief était formulé à mon égard, ma famille maternelle ne m’ayant jamais considérée comme une vraie congolaise, la faute entre autres à un lingala trop lacunaire et à un cercle amical culturellement trop éloigné d’elle.
J’ai décidé de comprendre pour me libérer, sur suggestion de ma thérapeute. Peut-être aussi dans le but de trouver définitivement un sens à mon existence. De me trouver.
J’ai aujourd’hui la conviction d’être le produit de l’éducation mon père. Grand francophile, c’est la France et non la métropole du Congo belge de jadis que ce jeune zaïrois avait choisie pour s’établir, après avoir fait ses classes au pays chez les Jésuites.
Au-delà de ses affinités avec la culture occidentale, je réalise que mon père reste empreint de croyances ancestrales africaines liées notamment à la transmission spirituelle par le nom que l’on porte. Mon prénom est un hommage à ma grand-mère paternelle dont je ne sais finalement pas grand-chose. Juste qu’elle est décédée au Zaïre bien avant ma naissance à l’époque où mon père était encore étudiant en France, qu’il n’a pu se rendre à ses obsèques et qu’il ignore le lieu où se trouve sa sépulture. L’histoire d’un deuil impossible, en somme.
”Tu sais, il t’appelle sa petite maman quand on parle de toi entre nous” m’avait-elle lâché un jour, au sujet de mon père. Alors que j’observe mon histoire à travers un prisme tout neuf, c’est une autre mission plus insidieuse que j’entrevois, une mission que personne n’a verbalisée. Une mission aux termes de laquelle, contrairement au reste de la fratrie, la moindre expression de tristesse m’est refusée. D’ailleurs, je ne me mets pour ainsi dire jamais en colère, trop habituée à tendre l’autre joue tel qu’on me l’a appris. Lorsque j'ai trouvé le courage de briser le lourd secret que je portais depuis mes 7 ans, impliquant un membre de sa famille par alliance, ma mère m’a rétorqué qu'il fallait garder le secret, pour préserver mon père. Quand le secret fut malgré tout brisé par ma sœur qui n’avait pas raté une miette de la conversation, je me devais d’aller mieux au plus vite car mon père souffrait de me voir dépérir. Il m’était bien pénible de tenter de trouver une saveur quelconque à la vie, en dépit des exhortations de ma mère.
A l’annonce du décès de Victor, ce ne sont pas ses bras qu’elle me tendit. Ces bras dont j’ai si souvent rêvé qu’ils me serraient contre eux. Ces bras trop absents de mon enfance. Ce vide… Dont j’ai naïvement pensé qu’il serait enfin comblé en ces macabres circonstances. Ses bras me tendaient son téléphone. Pour réconforter mon père resté en France. Quelques jours après, ma mère m’implora de garder ma composition face à cette toute petite caisse blanche, cette boîte indécemment minuscule. Cette fois, pour l’épargner elle.
“Des enfants, tu en (aur)as d’autres”.